[ suite de --> Clair de Lune ]

La chaine apparut comme par enchantement. Dans la nuit, l'arme maléfique luisait d'éclat violet. Tel un serpent vicieux, elle oscillait et trépignait dans l'attente de sa victime. Pas un mot ne fut prononcé, pas un bruit ne résonna, cependant, mue par un désir indescriptible de mordre, de déchiqueter, de détruire, la Restriction se déplaça en silence à travers le sombre rideau de la nuit, l'éclat de la lune voilé par un nuage ténébreux. Elle piqua sans hésitations vers un chêne au tronc massif, être centenaire et intouchable. Elle s'enroula, la perfide créature, autour du vieil arbre, se délectant du cri de l'écorce au contact de sa matière glacée. Déjà, vous voyez, lecteurs, quel est l'avenir, ou la fin, de ce chêne : mort atroce et douloureuse d'un doyen de la forêt... Lentement, pour prolonger son agonie, la chaine resserre son étreinte, et l'on put entendre sa détresse à travers toute la forêt... Ecorce qui grince, bois qui casse, tronc qui s'affaisse... Lorsque la chaine se déroula, l'arbre s'écroula. Le choc terrible du bois sur la terre retentit longtemps encore, comme un dernier souffle d'agonisant... Puis, il n'y eut plus un bruit, plus un son. La chaîne fit demi-tour, et retourna vers son propriétaire, l'auteur de ce drame.

Maintenant, elle le savait. Elle maitrisait sa troisième chaîne, la Restriction. Déjà, cela faisait plusieurs jours, semaines, qu'elle s'entrainait pendant ces temps libres. En outre, la récente réorganisation des Enfers l'arrangeait assez. Du fait de son poids en puissance, elle était certaine de garder une place enviable au sein du pouvoir mis en place, même si le Haut-Roi et la Haute-Reine ne s'étaient pas encore révélées, elle, Alouqua, ne pouvait redevenir un simple pion : elle serait une pièce maitresse, quoiqu'il arrive. Déjà, certains démons majeurs l'avaient soutenue comme Conseillère, aussi, espérait-elle garder ce poste... Mais qui vivra verra, comme se plaisaient à dire les élamentiens... Cette apparente assurance s'effritait cependant au fils des jours, et elle recherchait souvent la solitude ces temps-ci...

Sa longue jupe translucide bleuté voletait au gré du vent, tandis que son haut transparent laissait voir son soutien-gorge noir et dentelé. Les formes gracieuses d'Alouqua jouaient sous les tissus légers de ses vêtements. La chaleur étouffante des lieux ne semblait guère la gêner, et l'humidité ne l'incommodait pas plus. En outre, plus l'endroit était défavorable à une rencontre, mieux c'était. Or, le lieu le plus propice à la solitude était sans nul doute la Lagune : qui viendrait en ce lieu une nuit aussi lugubre ? Aussi, la succube aux formes parfaites se dirigea promptement vers le lugubre marécage, une fois la chaîne de Restriction retournée à l'état de simple anneau au niveau de son index gauche. Sur le chemin, elle se demanda un instant ce qu'elle ferait en retournant aux Enfers... Bah, elle prendrait sans doute quelque plaisir en bonne compagnie... Puis elle se restaurerait de sang frais. Répétitif, en ce moment, c'était bien le seul qualificatif qu'employait les démons. Mais de jeunes recrues pourraient faire leur apparition...

Elle arriva donc bien dans la territoire que l'on appelait parfois Lagune ou marécage. Elle s'arrêta devant une petite étendue d'eau et y fit quelques pas. Elle regarda l'ondée sombre autour d'elle. Seule sa couleur lui semblait belle, mais l'eau lui paraissait si horrible, si pure, si simple. En outre, toute autre nourriture que le sang la faisait vomir. Aussi sortit-elle de cette prison liquide et alla s'asseoir silencieusement sur un rocher. Là, elle se mit à parler à Kïo mentalement.

* - Que penses-tu qu'il va se passer ici pour les démons ?
- Bah, comme d'hab' ! Ils vont vouloir tout ramener sous la direction d'un Conseil, comme cela se fait un peu partout. Mais ceux qui autrefois étaient avec Apharez puis Iblîs resteront à des postes importants, t'inquiète donc pas ma vieille bique !
- Si tu le dis...
- Toi, tu dois vraiment déprimer pour pas m'avoir balancé une insulte cinglante...
- J'ai l'impression que mon but m'échappe... Seth ne se montrera jamais...
- Sois patiente Alouqua, et ton heure viendra... Et puis, tu tiens vraiment à voir face de turbans avant de contrôler complètement ta chaine ?
- Tu as sans doute raison... Mais si Iblîs t'entendait, je suis sûre que pour une fois il aurait sourie !
- Tu me flattes trop ma vieille ! Mais c'est vrai que je suis le meilleur...
- Espèce de crétin... *

A la voir ainsi plongée dans ses reflexions, un quidam la croirait en transe. Tendue, son visage était de marbre et sa beauté froide ressortait plus que jamais sous la lune d'acier.

Un long et douloureux crissement, un doigt griffu passé sur le bois brut et brisé, suivant les reliefs de la déchirure du bois. Une ombre se penchait sur le cadavre du vieux chêne, ce robuste vieillard, témoins de l'histoire de la citée il avait vu progresser les élèves, vieillir les habitants, et même les rois de l'enfer se succéder.
Tout ça pour se voir tomber, tranché par une chaîne, dans la beauté de cette nuit, dans la beauté de sa meurtrière... La silhouette noire, penchée sur les restes de l'arbre, bondit sur le cercle de bois encore ancré au sol, encore collant de sève.
Une ombre, correspondant parfaitement à la façon dont on peut s'imaginer les vampires, une longue cape noire, et un visage criblé de deux lueurs maléfiques.

Dans son dos, il contemplait Alouqua, bien plus belle à chaque fois qu'il la croisait, qui pouvait croire que cette beauté en transe au bords de l'eau, oui, qui pouvait croire qu'elle venait de fendre un gigantesque chêne comme une simple brindille.
Alouqua, l'une des étranges créatures des enfers comme Iblis, une flamme noire, terrible et pourtant attirante, nul doute, il la craignait autant qu'il la respectait. Aujourd'hui, elle et lui, il devenaient à présent la nouvelle génération à la tête de l'enfer. Elle avait finit par devenir conseillère des enfers, comme l'ancien conseiller avant elle, elle avait finit par acceder à se poste, en voyant mourir ses prédécesseurs.

Et lui? Que faisait-il ici? Enveloppé dans sa cape, parcourant les alentours de la citée comme à son habitude à présent. Découvrant au hasard sa camarade démone en pleine discussion avec un chaîne, en se promenant du côté de la lagune, ou alors voulait-il cette entrevue, un doute qu'il aimait à faire planer. Comme une ombre, il se déplaça vers Alouqua. Avait-elle remarqué sa présence, à vrai dire il n'essayait pas de la masquer c'était probablement inutile.
Cependant si elle se trouvait en transe, il serait dangereux de l'en sortir brutalement. L'arbre derrière en témoignait.

Sans bruit il la dépassa, marchant lentement, son sourire habituel lui fendant le visage, évitant de poser son regard sur Alouqua, car s'il avait appris quelque chose sur les route de ce monde, c'est qu'on ne peut pas discuter avec une succube en la regardant. Il se contenta donc de regarder la lune se refléter dans l'eau de la lagune.

"Alouqua, Kio, bien le bonsoir."